Gravité
(Nouvelle complète, écrite dans le cadre d'un concours)
C’est dans un état bien particulier que je conçois ces mots, puisque ce
soir j’aurai probablement quitté cette Terre. Je me trouve allongé dans un lit
d’hôpital, affligé par un mal qui me vrille le crâne, et je ne puis endurer
plus longtemps mon supplice. J’aimerais sauter par la fenêtre, me mettre la
tête dans le four, ou plus simplement fermer les yeux et mourir. Mais je ne le
puis. Mes jambes et mes bras refusent de bouger.
Il ne faudrait surtout pas croire que la morphine, dont la perfusion m’inonde
les veines, ait fait de moi un être irréfléchi. Simplement, il y a parfois des alternatives
préférables à la survie. J’ose en outre espérer que lorsque vous aurez lu ces
quelques lignes surgies des restes de mon cerveau lacéré, vous ne vous
étonnerez plus que je préfère la mort à la lente et douloureuse agonie qui
m’attend.
Cela se passa à Guanguyan. Le temps était au beau fixe et le soleil
envoyait des rayons si intensément chargés de chaleur que je dus faire une
halte pour me reposer un peu à l’ombre d’un balcon. C’est que je ne suis plus
tout jeune, voyez-vous. D’ailleurs, mon médecin me répète sans cesse : «
à votre âge, M. Yunzhi, évitez de
vous promener tête nue. Vous allez attraper un mauvais coup ». Bien sûr,
lui pensait sans doute à un coup de soleil.
J’avais repris ma route pour le marché lorsqu’un passant me fit remarquer
que du sang s’écoulait de ma tête. Je le pris pour un fou. Je ne ressentais
aucune douleur et je savais ne m’être cogné nulle part. Aussi, je continuai mon
chemin comme si de rien n’était.
Le changement advint tandis que je me baissais pour rattacher mon lacet.
Comment se produisit-il ? Je n’en sais rien. Une vive douleur me transperça
soudain le crâne. Le monde scintilla devant mes yeux, puis vira au noir, et je
m’écroulai sur le sol.
Plusieurs minutes durant, je restai dans le coma. Je ne sais pas pourquoi
mes rêves furent si troublants pendant cette courte période. Je vis un objet
immense et singulier projeter sur moi son ombre acérée, un objet de métal qui
tombait du ciel, brillant sous les rayons du soleil. Mais alors que je tentai
de l’observer avec plus d’attention, les premières sensations du réveil s’emparèrent
de moi.
Lorsque enfin je rouvris les yeux, ce fut pour découvrir que par un
étrange bouleversement des lois de la gravité, le ciel et les bâtiments autour
de moi avaient basculé à l’horizontal. Pour couronner le tout, le soleil
étincelait du haut d’un ciel sans nuages qui me semblait devenir rouge, comme
si un voile écarlate me couvrait la vue. J’aurais pu tout d’abord, en
découvrant une scène aussi singulière, rester frappé de stupeur et d’émerveillement.
En fait, je fus surtout saisi d’une immense frayeur. Car il y avait, penchés
sur moi, des dizaines de visages paniqués, qui me glacèrent d’effroi. L’angoisse
que fit naître en moi cette forêt de faciès silencieux m’oppressa tant que je
m’évanouis de nouveau.
Quand je sortis des ténèbres pour la seconde fois, je me trouvais dans un
hôpital de la province du Sichuan
où m’avait déposé le taximan m’ayant ramassé à même le trottoir. J’avais apparemment
déliré pendant mon inconscience, et mes paroles incohérentes avaient eu
l’étonnante capacité d’émouvoir mon entourage. Je les vis échanger des regards troublés.
Mes enfants me parlèrent de choses et d’autres, déblatérant des inepties sur la
mer et le temps, mais je sentais bien que le cœur n’y était pas. Un médecin, la
bouche en cœur, me confronta alors à la cruelle réalité : un couteau,
tombé du ciel, m’avait déchiqueté le cervelet, plus jamais je ne marcherais. Je
n’ai guère pleuré : à quoi bon ? J’ai simplement demandé à rester seul.
À présent, la fin est toute proche. Il y a deux minutes que j’ai cessé de
respirer. J’entends des bruits à la porte, les infirmières s’agitent comme des
fourmis devant un pied gargantuesque. Mais elles ne me trouveront pas. J’arrive
déjà en vue de l’infini…
Geoffrey
Claustriaux
le 22/08/2014
Très beau, une nouvelle très noire mais plein d'espoir aussi (me fait penser à Lovecraft... juste un peu ;-) )
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